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vendredi 27 février 2015

Quand la justice oublie une agression de la Ligue de défense juive Par Soren Seelow, le 27 février 2015 à 16h07


Cinq ans après la mise en examen de six membres de la LDJ, aucun procès n'est à l'ordre du jour.Il est des faits divers qui passent inaperçus, des dossiers sur lesquels la justice s'endort. L'agression à caractère raciste de deux Maghrébins par une quinzaine de membres de la Ligue de défense juive (LDJ), en 2009, fait partie de ces enquêtes rapidement bouclées par la police qui, une fois mises à l'instruction, disparaissent sous une pile au fond d'un bureau.

Cinq ans après leur mise en examen, en janvier 2010, aucun des six suspects n'a encore été renvoyé devant le tribunal. Et il aura fallu attendre le 21 janvier 2015 pour que deux de leurs complices présumés soient à leur tour convoqués en vue de leur mise en examen par Carole Vujasinovic, cinquième juge d'instruction à hériter du dossier en autant d'années. Les deux jeunes hommes n'ont jamais répondu à leur convocation : la justice les soupçonne d'avoir refait leur vie en Israël.

Ce manque de célérité est d'autant plus difficile à comprendre que le caractère raciste de l'agression est avéré et que ses auteurs se réclament d'une organisation que le ministère de l'intérieur a récemment annoncé vouloir dissoudre. A l'époque, ce fait divers n'avait pourtant inspiré aucune réaction officielle. Son retentissement s'était limité à une brève dans les colonnes du Parisien : « Bagarre à la sortie de la fête propalestinienne ». Un traitement a minima qui n'a pas manqué d'alimenter sur certains sites communautaires le sentiment d'un « deux poids, deux mesures ».

« A mort les Arabes »

Ce dimanche 12 avril 2009, un spectacle intitulé « Nos talents pour Gaza »est prévu au Théâtre Adyar, dans le 7e arrondissement de Paris. « Plateau d'humoristes et de chanteurs, et bien d'autres surprises… », annonce le programme de cette collecte de fonds pour les enfants palestiniens, organisée par l'association Art'Events et le Secours populaire français. Tandis que les spectateurs patientent sur le trottoir pour la représentation de 18 heures, un groupe d'une quinzaine de jeunes gens, armés de matraques, de battes de baseball, de chaînes de vélo et de casques de moto, fait irruption devant le théâtre.

Hatim Essabbak, un chanteur de 22 ans, discute avec sa petite amie Camille sur le trottoir avant de monter sur scène. Il raconte la suite en déposant plainte le soir-même au commissariat : « Ils sont arrivés par-derrière et nous ont frappés sans raison apparente. J'ai reçu des coups au visage, à la tête, au niveau des deux jambes. A un moment je suis tombé au sol et j'ai reçu des coups sur la tête. Ils ont cessé quand ils ont vu que je ne bougeais plus. Ils avaient terminé. » Mustapha Belkhir, un chauffeur livreur de 39 ans, se précipite pour lui porter secours. Il est à son tour roué de coups.

Au moment de porter plainte, Hatim Essabbak ignore que ses agresseurs appartiennent à la LDJ. Il décrit des jeunes gens de type « européen » ou « maghrébin »,âgés de 20 à 25 ans. Selon les témoignages recueillis par la police, la teneur raciste des propos tenus par ses assaillants ne fait aucun doute : « Tiens, c'est pour Gaza », « Sale Arabe », « Nous les juifs, on t'encule, sale race ». Plusieurs témoins disent avoir vu un des agresseurs, habillé d'un survêtement « flashy » bleu roi, lever les bras au ciel, poings fermés, en criant : « A mort les Arabes, vive Israël ! »

Récidiviste

Dix jours plus tard, le 22 avril, quatre portraits de jeunes gens pris en photo le matin de l'agression lors d'un rassemblement place de la Bastille en mémoire du soldat israélien Gilad Shalit, capturé par le Hamas en 2006, sont présentées à la victime. M. Essabbak reconnaît formellement Jason T., l'homme au survêtement bleu roi, 19 ans à l'époque des faits. Une identification confirmée par plusieurs témoins, qui reconnaissent deux autres agresseurs sur les clichés. Parmi eux figure un certain David B., l'un des deux suspects convoqués le 21 janvier.

Après avoir farouchement nié sa participation au lynchage, Jason T. finit par avouer les faits lors de sa troisième audition, le 27 janvier 2010. Il s'empresse de livrer les noms de dix complices, dont plusieurs ont déjà été condamnés pour des faits similaires. Le lendemain, six personnes sont mises en examen pour « violences en réunion à caractère raciste » et placées sous contrôle judiciaire. Ils sont âgés de 19 à 28 ans, et sont gérant de restaurant, commercial, webmaster, vendeur, sans profession ou directeur d'entreprise.

David B., pourtant reconnu par des témoins et identifié par Jason T. comme l'un des agresseurs, n'a pas été mis en examen. Il n'a pas davantage répondu à sa convocation, cinq ans plus tard, échappant à la menace d'une peine de prison ferme. Ce récidiviste fait en effet partie, avec le hacker Grégory Chelli, alias Ulcan, et Yoni S., un des six mis en examen de l'affaire du théâtre, des quatre membres de la LDJ déjà condamnés à quatre mois de prison avec sursis en juillet 2009 pour le saccage de la librairie Résistance.

L'enquête menée par la 3edivision de la police judiciaire était pourtant « exemplaire », selon l'avocate de la victime, MeDominique Cochain. Un minutieux travail de géolocalisation des téléphones avait permis d'établir, dès 2009, que les suspects étaient restés en contact toute l'après-midi de l'agression et qu'ils avaient éteint leur portable avant de rejoindre le théâtre « pour ne pas être repérés », comme le reconnaîtra Jason T. Ses aveux et la désignation de ses complices auraient dû permettre de boucler l'instruction dans des délais raisonnables.

Cinq ans après les faits, aucun procès n'est prévu. Aucun acte d'instruction, hormis quelques auditions et une expertise médicale réalisée en 2013, ne permet d'expliquer le retard pris par les cinq juges qui se sont relayés sur ce dossier. Une situation qui interpelle MDominique Cochain : « La victime de cette agression se sent méprisée. Pour lui, c'est le néant depuis l'agression. Compte tenu du remarquable travail d'enquête réalisé par la police, rien ne justifie ce retard. »

Pas de dissolution en vue pour la LDJ

Après des affrontements entre des membres de la Ligue de ­défense juive (LDJ) et des militants propalestiniens, le 13 juillet 2014 près de la synagogue de la rue de la Roquette à Paris, le ­ministère de l'intérieur avait envisagé la dissolution de l'orga­nisation « si les conditions de droit sont remplies ».

Mais après sept mois d'analyse, le ministère n'a pas trouvé le moyen de dissoudre la LDJ sans risquer une annulation en Conseil d'Etat. Les associations susceptibles d'être dissoutes doivent en effet présenter « par leur forme et leur organisation militaires, le caractère de groupes de combat ou de milices privées » ou provoquer officiellement « à la discrimination, à la haine ou à la violence » en raison de l'appartenance à une ethnie ou religion.

Or, si la LDJ a une « capacité mobilisatrice » horizontale, elle n'a pas de « structure » pyramidale évidente, et son site Internet se garde bien de publier les appels à la haine proférés à l'occasion par certains de ses membres, explique le ministère dans une note.

 



mardi 24 février 2015

Français de souche » : polémique autour d'un mot utilisé par Hollande


Le Monde le 24 février 2015 à 14h49

Au dîner du CRIF, lundi 23 février, le chef de l'Etat a utilisé une expression devenue un étendard pour la mouvance identitaire de l'extrême droite.

François Hollande utilise l'expression "Français de souche" au dîner du Crif 
Durée : 01:01 

Trois mots qui ont suscité la polémique. Lors de son discours au dîner du Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF), à Paris, François Hollande a parlé de « Français de souche » à propos des adolescents responsables de la profanation, entre le jeudi et dimanche 15 février, du cimetière juif de Sarre-Union (Bas-Rhin).

« J'étais la semaine dernière[mardi 17 février] à Sarre-Union, dans ce cimetière dévasté par de jeunes lycéens, Français de souche, comme on dit, ignorants au point de ne pas avoir vu les écritures en hébreu (…), inconscients pour ne pas avoir remarqué les étoiles de David, mais à ce point intolérants pour renverser le monument dédié aux victimes de la Shoah », a déclaré le président. L'expression est devenue ces dernières années un étendard pour la mouvance identitaire de l'extrême droite et s'est vue réappropriée par le site Français de souche.

« Il y avait des guillemets »

Certains représentants de l'UMP, comme le député des Français de l'étranger Thierry Mariani, ont réagi rapidement pour souligner l'ambiguïté du propos.

Interrogé sur BFM-TV, mardi 24 février, sur son emploi par François Hollande, le président du groupe socialiste à l'Assemblée nationale, Bruno Le Roux, a justifié les mots du chef de l'Etat.

« Il y avait des guillemets qu'on ne voit pas dans un discours », a-t-il répété. « Le président de la République a pris bien soin de mettre le "comme on dit". Oui, on dit cela aujourd'hui. »

Le député de Seine-Saint-Denis a précisé qu'il « récus[ait], tout comme [M. Hollande], cette expression de "Français de souche" » qui atteste, selon lui, l'existence d'un « vocabulaire »« Il reprend une expression pour dire justement qu'on ne pouvait pas stigmatiser une communauté, la communauté musulmane. »

Le secrétaire d'Etat chargé de la réforme territoriale, André Vallini, a également pris la défense de François Hollande et mis en garde contre « cette hystérisation dangereuse d'un débat malsain ».

Le chef de l'Etat a pourtant été critiqué dans son propre camp. La députée (PS, Moselle) et ex-ministre de la culture, Aurélie Filippetti, a évoqué une « faute ».

La présidente du Mouvement des jeunes socialistes, Laura Slimani, a quant à elle parlé « de brouillage intellectuel » et dénoncé « la violence absolue à l'égard de millions de Français » que véhicule l'expression.

samedi 21 février 2015

Musulmans et juifs forment une chaîne humaine autour de la synagogue d'Oslo Le Monde.fr avec AFP, le 21 février 2015 à 23h03


Près de 1 300 personnes se sont rassemblé pour dénoncer l'attaque qui a tué dimanche dernier un juif danois qui montait la garde devant la grande synagogue de Copenhague.

Plus d'un millier de personnes ont participé samedi 21 février, à l'initiative de jeunes musulmans norvégiens, à un rassemblement pacifique autour de la synagogue d'Oslo en signe de solidarité avec les juifs visés à Copenhague. La foule a applaudi lorsqu'un groupe de jeunes musulmans, dont de nombreuses jeunes filles portant des foulards, ont formé une chaîne humaine symbolique devant la synagogue dans la capitale.

Selon un responsable de la police, Steiner Hausvik, environ 1 300 personnes ont participé au rassemblement qui s'est déroulé dans le calme sous la surveillance de la police. « Cela montre qu'il y a beaucoup plus d'artisans de la paix que de va-t-en guerre », s'est félicité l'un des organisateurs, Atif Jamil, 26 ans. « Il y a encore de l'espoir pour les sentiments humains, la paix et l'amour au-delà des différences religieuses », a-t-il dit avant la traditionnelle cérémonie du shabbat qui s'est déroulée en plein air.Dénoncer l'attaque de Copenhague

La foule a applaudi lorsqu'un groupe de jeunes musulmans ont formé une chaîne humaine symbolique devant la synagogue d'Oslo.

La foule a applaudi lorsqu'un groupe de jeunes musulmans ont formé une chaîne humaine symbolique devant la synagogue d'Oslo. | AP/Larsen, Hakon Mosvold

Le chef de la communauté juive de Norvège Ervin Kohn a souligné que c'était la première cérémonie du shabbat à se dérouler en présence d'une assistance aussi nombreuse. Le fait que « des musulmans manifestent ainsi contre l'antisémitisme est unique et cela nous remplit d'espoir », a-t-il ajouté en notant : « Vous nous avez envoyé un signal très fort nous disant que nous ne sommes pas seuls ».

Ce projet de chaîne humaine rassemblant juifs et musulmans norvégiens émane d'un groupe de jeunes musulmans voulant dénoncer l'attaque qui a tué dimanche dernier un juif danois qui montait la garde devant la grande synagogue de Copenhague.

Le 21 février 2015 à 23h03

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  • Davidle 22 février 2015 à 06h55 

vendredi 13 février 2015

Manuel Valls remet en chantier l’organisation du culte musulman


LE MONDE | 13.02.2015 à 11h49 | Par Cécile Chambraud


Paroles de circonstance ou vrai chantier à venir ? Devant le Sénat, Manuel Valls a annoncé, jeudi 12 février, le prochain lancement de consultations destinées à « poser toutes les questions » sur l'avenir de l'organisation du culte musulman en France. C'est le ministre de l'intérieur, Bernard Cazeneuve, qui les conduira. Cette consultation sera « large » et ne se limitera pas au Conseil français du culte musulman (CFCM).

Le premier ministre, qui répondait à une question de la sénatrice EELV Esther Benbassa, a notamment évoqué la question du financement du second culte français en nombre de fidèles. « Comment accepter, a interrogé le chef du gouvernement, que l'islam de France reçoive des financements d'un certain nombre de pays étrangers, quels qu'ils soient ? (…) Il faut prendre un certain nombre de mesures pour, demain, empêcher ces financements. »

Les deux principaux canaux de financement sont la construction de mosquées et les imams, dont une partie sont salariés par les Etats « exportateurs » d'imams vers la France, comme l'Algérie, le Maroc et la Turquie. La loi de 1905, qui interdit aux collectivités publiques de subventionner un culte, rend très compliquée leur intervention dans ces domaines.

Pourtant, que ce soit en matière de structures de financement ou de formations des cadres religieux, cela fait des années que des pistes ont été tracées, du moins en théorie, pour pallier le grand manque de moyens du culte musulman. La constance gouvernementale a cependant manqué pour les mettre en œuvre.

Crise de confiance

L'annonce de cette consultation intervient en pleine crise de confiance autour du CFCM. Le président de cette institution née en 2003 après des années de gestation sous des gouvernements de différentes couleurs politiques, Dalil Boubakeur, a écrit mercredi à François Hollande pour lui demander des éclaircissements sur la position de l'exécutif, craignant qu'on « cache quelque chose » au CFCM.

M. Boubakeur accepte mal ce qu'écrit de l'institution qu'il préside un chargé de mission du bureau des cultes du ministère de l'intérieur, Bernard Godard, dans un livre intitulé La Question musulmane en France (à paraître chez Fayard le 18 février). L'auteur y écrit notamment que « le CFCM n'a jamais été et n'est toujours pas soucieux de penser l'islam de l'avenir »« Quand on veut noyer son chien on l'accuse de la rage », commente au Monde M. Boubakeur.

Mercredi soir, dans un communiqué, il avait dénoncé une « campagne malfaisante » et « déploré qu'un ancien président de cette institution ainsi qu'un ancien fonctionnaire du ministère de l'intérieur se liguent contre elle ».

L'ancien président visé est Mohammed Moussaoui, aujourd'hui président de l'Union des mosquées de France (UMF), qui plaide pour que le CFCM ne se contente pas d'être, selon ses termes, « un espace de dialogue des grandes fédérations » mais s'empare véritablement des grands dossiers en déshérence (formation des imams, aumoniers, hallal…) de l'islam en France. « Au lieu d'aider le CFCM, on lui met parfois des bâtons dans les roues », accuse aussi Anouar Kbibech, qui prendra sa présidence en juin.

·        

 Cécile Chambraud 
Journaliste au Monde


En savoir plus sur http://www.lemonde.fr/religions/article/2015/02/13/manuel-valls-remet-en-chantier-l-organisation-du-culte-musulman_4575962_1653130.html#3C1dw5cQdmi50iVZ.99

jeudi 12 février 2015

Les Kouachi Une jeunesse française


13 février 2015


Qui aurait pu penser que Saïd et Chérif deviendraient un jour les auteurs du massacre de " Charlie Hebdo " ? Récit d'une adolescence à " la Fonda ", un foyer social en Corrèze, où les deux frères étaient des " enfants faciles "






Des bons petits gars. Deux adolescents orphelins mais joyeux, toujours prêts à jouer, à rigoler, à déconner. Chérif, il n'y a que le football qui l'intéresse. Il peut s'entraîner seul avec son ballon pendant des heures, "  faire mille jongles  " de la tête, des pieds, des genoux. Les autres jeunes le trouvent magnifique, se passent le mot, le respectent pour ça. "  Chérif, il est trop doué  !  " Les connaisseurs sont moins dithyrambiques, mais lui s'y croit. Il crâne, il fait marrer tout le monde, il en rajoute avec des clowneries, il aime les filles et les beaux habits "  stylés  ", il dit souvent "  Ouah  ! t'as vu comme je suis beau  !  " en faisant le "  kéké "   dans un nouveau survêt Adidas et des chaussures Nike Requin. Chérif a des rêves de gloire et de grandeur, se voit "  champion de foot international  ", champion en tout cas. Il veut devenir célèbre.

Saïd, son aîné de deux ans, est calme, introverti mais très têtu et charismatique. Il fait sa prière dans sa chambre en silence, sans rien demander à personne. Il a toujours un œil sur son jeune frère, plus agité et plus bagarreur que lui. Chérif est facilement irascible. Qu'on ne lui passe pas le ballon pour marquer le but, qu'on omette de le laisser marcher en tête du groupe et il s'énerve vite. "  On faisait ça et il nous mettait la raclée, ça finissait en insulte.  "Les copains l'ont compris. Pas d'embrouilles inutiles, on ne lui dispute pas son rôle de buteur et il tire la fierté du point, ça vaut mieux pour tout le monde. Chérif est aussi très peureux, se souvient un de ses camarades de classe au collège  : "  Il était toujours très drôle, mais s'il cassait un verre à la cantine, il avait une trouille folle d'être viré. Il avait toujours peur.  "

Deux frères soudés, deux enfants nés à Paris de parents algériens au début des années 1980, deux caractères opposés qui s'admirent et s'influencent l'un l'autre. Saïd le taiseux, le sérieux, moins doué mais travailleur et chef de bande, qui ne fume pas, ne boit pas, ne change pas de petite amie. Chérif le turbulent, le meneur de chahuts, le boute-en-train, le frimeur joyeux et talentueux qui fume des clopes, boit des bières, collectionne les filles et a le coup de poing facile. Par quelle étrange alchimie ont-ils fini par fusionner leurs personnalités distinctes en un duo monstrueux  ?

Les frères Kouachi. Leurs visages obsédants. Ces photos d'identité qu'on regarde encore et encore pour essayer d'y trouver la marque impossible d'une explication. Ces rares clichés d'enfance que l'on compare à ce qu'ils sont devenus, avec leurs joues un peu empâtées, les cernes de Chérif, les quelques poils de barbe hirsute de Saïd qui n'arrivent pas à lui donner un air mauvais. A 34 et 32 ans, mercredi 7  janvier, Saïd et Chérif Kouachi ont assassiné douze personnes à l'arme de guerre, dont huit dessinateurs et rédacteurs de Charlie Hebdo qu'ils visaient en priorité. Ils ont exécuté la fatwa lancée contre Charb, le directeur de l'hebdomadaire satirique qui avait caricaturé, entre mille autres choses, le prophète Mahomet. En prenant la fuite, ils ont en prime achevé le policier à terre qui leur demandait grâce et ils ont crié  : "  On a vengé le prophète Mahomet, on a tué Charlie Hebdo  ! Allahou Akbar  !  "

Un mois après, on ne peut s'empêcher de repenser au regard de l'aîné, Saïd. A ses "  yeux très doux  " qui obnubilent toujours Sigolène Vinson, miraculée de la conférence de rédaction. "  Je l'ai regardé. Il avait de grands yeux noirs, un regard très doux  ", a raconté au Monde la chroniqueuse judiciaire de Charlie. Elle avait réussi à ramper à côté des têtes ensanglantées et des corps tombés. A ce moment, Saïd Kouachi, en tenue noire "  de GIGN  ", la met en joue. Sigolène fixe ses yeux à travers la fente de la cagoule, et Saïd qui lui dit  : "  N'aie pas peur. Calme-toi. Je ne te tuerai pas. Tu es une femme. On ne tue pas les femmes. Mais réfléchis à ce que tu fais. Ce que tu fais est mal. Je t'épargne, et puisque je t'épargne, tu liras le Coran.  "Saïd le répète ensuite à Chérif à voix haute, trois fois  : "  On ne tue pas les femmes  !  " alors même que dans la salle une femme, Elsa Cayat, est déjà morte sous leurs balles. Sigolène Vinson nous le redit plusieurs fois d'une voix fragile, en boucle, tourmentée par un mélange d'effroi et d'inextinguible sentiment de culpabilité  : "  Je revois ces yeux très doux…  "

C'est vrai que Saïd a un air doux, sur la fameuse photo d'identité. Le même dont se souviennent ceux qui l'ont connu à l'adolescence à "  la Fonda  ", le centre des Monédières de la Fondation Claude-Pompidou. A respectivement 14 et 12 ans, en octobre  1994, Saïd et Chérif sont placés par l'Aide sociale à l'enfance (ASE) dans ce foyer, une "  maison d'enfants à caractère social  "située dans le village de Treignac, joli trou perdu en pleine Corrèze. "  C'était des enfants faciles et qui travaillaient assidûment au collège. Pas du tout le genre dont on se dit qu'ils vont mal finir  ", assure Patrick Fournier, chef du service éducatif du centre.

La fratrie est populaire à " la Fonda "

Le meilleur ami de Saïd à l'époque, un certain "  Laurent  " qui a voulu modifier son prénom, a le regard humide en évoquant "  l'autorité naturelle  " de l'aîné des Kouachi. Sa "  gentillesse  ". Sa "  sagesse  "."  A la Fonda, j'étais dans la chambre à Saïd, c'était mon frère, je tenais beaucoup à lui. Il était très juste, pas violent du tout, très respecté. Il me protégeait et il m'a pas mal calmé  ", dit Laurent. Devenu restaurateur, lui qui s'est "  bien stabilisé  " après des détours dans la délinquance, en oublie la bizarrerie que prennent ses souvenirs aujourd'hui  : "  Ça m'a fait du bien d'être aux côtés de Saïd. J'aurais fait bien pire après, si je ne l'avais pas rencontré…  "

Une fois seulement, à la Fonda, Saïd a perdu la tête. Pendant une partie de foot, il s'est pris de bec avec un autre joueur, ils ont commencé à s'insulter et l'autre lui a dit "  Ta mère  ". Ça l'a rendu fou. Laurent se rappelle parfaitement la scène  : "  Saïd a commencé à pleurer, il est devenu tout rouge, il a crié "Yemma  ! Yemma  !" Et puis il s'est mis à courser le type qui s'est enfui et on ne l'a plus revu. Je le comprends, j'aurais fait pareil  : Saïd l'aurait attrapé, il l'aurait tué. J'avais jamais vu quelqu'un dans une telle rage. Sa mère, c'était quelque chose de très douloureux et de très lourd pour Said. Fallait pas lui en parler.  "

Sa mère, Freiha, c'est leur enfance perdue, le souvenir flou et mythique de l'Algérie qu'ils n'ont jamais connue, de la ville de Constantine où leurs parents sont nés. Quand Saïd et Chérif arrivent à Treignac, leur père Mokhtar est mort depuis trois ans et Freiha est restée avec leurs trois petits frères et sœurs là où toute la fratrie a grandi  : une HLM dans une tour du 19e  arrondissement de Paris, rue d'Aubervilliers, face à la voie ferrée. Une vie de misère et de débrouille où l'alcool n'arrange rien. Leur petit frère, Chabanne, les rejoint à la Fonda quelques mois plus tard, il n'a que 5  ans. Pendant leur première année au foyer, les trois garçons sont régulièrement accompagnés à Paris pour voir leur mère, sans emploi et malade mais aimante. Il y a avec elle Aïcha, née juste après Saïd en  1981, et Salima, une petite sœur de 6  ans. Aïcha tient la maison. Et puis la mère meurt, sous ses yeux, en janvier  1995. Trois semaines plus tard, Aïcha est placée à son tour à Treignac et Salima dans une famille d'accueil du Perche.

La fratrie Kouachi est populaire à la Fonda. Chabanne, le plus jeune du foyer, fait craquer tout le monde avec ses cheveux bouclés et son sourire de filou. On le surnomme "  le petit prince  ", "  la mascotte  ". Aïcha est une jolie fille sympathique et vivante qui adore danser et faire la fête."  Elle était souriante, parfois très gaie, parfois très triste  ", se rappelle un éducateur. Chérif est marrant, Saïd attachant par sa volonté de bien faire. Les deux aînés sont consciencieux au collège Lakanal de Treignac et atteignent un niveau qui leur permet d'être acceptés en lycée d'enseignement professionnel. Saïd opte pour une formation de cuisinier à l'école hôtelière, qui dépend de la Fondation. Chérif redouble sa 3e puis rejoint le lycée de Saint-Junien, près de Limoges, en sport-études, pour y faire du football et préparer un BEP d'électrotechnique.

Le foyer leur fait passer au mieux leur adolescence d'orphelins. Ils étudient, font du sport, des ateliers menuiserie, du rap, partent en camp de vacances trois fois par an, dans les Alpes ou les Pyrénées, au bord de la mer, à La Grande-Motte. Ils vont au cinéma, reçoivent de l'argent de poche et des cadeaux à Noël. Une fois tous les deux mois, ils se rendent dans le Perche pour voir leur petite sœur qui, elle-même, vient parfois au centre. Les Kouachi retrouvent le sourire. La nouvelle vie est plus joyeuse que celle qu'ils ont quittée. "  C'est les meilleures années de ma vie  ", dit Jean-Henri Rousseau, un ancien copain de Chérif devenu boucher à Treignac. "  J'étais bien là-bas. Saïd et Chérif aussi  ", dit Laurent.

A la Fonda, ils bénéficient de salles de jeux, d'un grand jardin, de pièces communes avec télés. Chérif n'aime rien autant que les matches de foot et les sketches de Djamel Debbouze dont il récite les répliques en tentant de l'imiter. Ils dorment dans des chambres collectives de quatre ou six lits, chacun ayant son petit bureau. "  Les bureaux ne servaient pas à grand-chose, on ne bossait pas dur  ", confesse Laurent. Ils sont répartis en quatre groupes. Les grands, les moyens, les petits et les filles. Saïd est chez les grands, Chérif chez les moyens et souvent chez les filles. Saïd, qui n'est pas volage, sort pendant plusieurs années avec Stéphanie, une fille "  française  ", comme on dit quand on veut préciser. "  Française  ", ou "  céfran  ", ou "  gauloise  ", ou "  babtou  " – le mot verlan de toubab ("  blanc  ").

A la Fonda, à l'époque, on n'est pas trop regardant sur la couleur des copains. Les bandes sont bien mélangées. Les "  rebeus  " et les "  renois  " (ou "  blackos  ") ne sont pas encore en rivalité comme ils le deviendront dans les quartiers. Les moins intégrés sont les Chinois, silencieux et travailleurs, que les autres aiment bien chambrer et tabasser quand ils peuvent. "  Ils étaient tout gentils dans leur coin, les pauvres, ils prenaient des coups tous les jours  ", note Laurent. Il y a aussi la vague des Kosovars, réfugiés de guerre à la fin des années 1990. Des vrais durs. Certains étaient des combattants chez eux. Avec les "  rebeus  ", ils se cherchent, "  c'est chaud  ". On les respecte.

Rap, football et école hôtelière

Laurent se souvient de sa première rencontre avec Chérif qui s'est terminée pour lui à l'infirmerie  : Chérif lui avait "  mis une raclée  " en le croisant dans un couloir, histoire de l'éduquer, simplement parce qu'il était nouveau. "  J'étais terrorisé, je ne voulais plus sortir de l'infirmerie  ", dit Laurent tout en expliquant que Chérif n'était "  pas spécialement violent  "."  Il a fait ça juste une fois pour me bizuter. Après il ne m'a plus calculé, j'ai appris à me bagarrer, il m'a respecté, on a joué au foot, normal.  "

A l'époque, la violence s'installe insidieusement au centre des Monédières, en partie à cause de l'ordonnance de 1945 relative à l'enfance délinquante  : en  1995, les centres éducatifs fermés et renforcés n'existant pas encore, la Fondation est sollicitée par la Protection judiciaire de la jeunesse pour accueillir des jeunes présentés comme délinquants. Ils sont peu nombreux mais durcissent l'ambiance du foyer jusqu'alors réservé aux orphelins, aux enfants en difficulté sociale et scolaire, aux mineurs isolés demandeurs d'asile. La mesure est appliquée à la Fonda de 1995 à 2010, Saïd et Chérif Kouachi y résident de 1994 à 2000. Eux sont là par décision sociale et non par décision de justice, mais l'entourage devient brutal.

Saïd est de loin le plus religieux de la famille et prépare sérieusement son CAP de cuisinier avec son pote Laurent. Il lit le Coran et potasse la théorie culinaire. Ils adorent leur prof de l'école hôtelière, Christophe Daguignon, un ancien rugbyman qui a du répondant et les entraîne à gagner deux concours, à Epinal et Roanne, entre 1999 et 2000. "  On était trop fiers  ", se rappelle Laurent. Le soir, en rentrant, Saïd fait sa prière et ne sort pas jouer tant qu'il n'a pas fini ses devoirs. Il essaie d'entraîner Chérif sur la même voie, mais comme dit Laurent  : "  Avec Chérif, pas la peine, la religion t'arrêtes tout de suite, Saïd avait compris que c'était foutu.  " Les livres et la prière, ce n'est pas son truc.

Dans la gare où il nous a donné rendez-vous, hors de France, Laurent est agité. Les images du centre lui reviennent, se bousculent  : le groupe de rap qu'il avait créé avec Saïd, son petit frère Chabanne "  et deux Blacks  "… Chérif n'en était pas… Ils se réunissaient après l'école hôtelière, un prof leur avait prêté une salle, "  on allait rapper là-haut  ". Il se met soudain à chantonner, cherche les paroles. Ça y est, voilà  : "  On dit gare aux rabzas (arabes), gare aux renois/Mais gare au Front national/Guettent leur proie comme des vautours dans le ciel/Morts avec le sourire éternel/Vous skinheads vous avez commencé la querelle…  " Les textes de Saïd tournent presque tous autour du Front national, c'est son engagement du moment. "  Il serait bien devenu le sauveur de tous les immigrés  ", soutient Laurent.

Lors de discussions sur le foot ou d'autres sujets, Saïd et Chérif disent  : "  Nous, les Algériens.  " Laurent ne sait pas trop pourquoi. Un éducateur se le demande aussi. Ils disent aussi facilement "  sale Blanc, sale Français  ", si un éducateur fait acte d'autorité. A l'époque, personne ne parle de "  juifs  " à la Fonda. "  "Juif", ce n'est pas un mot qui sortait.  ""  Ils n'étaient pas racistes, c'était des mots comme ça qu'ils répétaient, ils avaient des petites amies céfran  ", admet Laurent, finalement assez fier d'être "  le pote blanc à Saïd  ". Les frères Kouachi, "  rebeus  " revendiqués, "  n'aimaient pas beaucoup les Français en théorie. Ils ne portaient pas les Blancs dans leur cœur, ça, c'est sûr  ".

Pourquoi  ? Saïd et Chérif Kouachi sont français, nés en France. Le système de protection sociale français ne les a pas laissés tomber. Orphelins, comme d'autres, pauvres et mal partis dans la vie, comme d'autres, ils n'ont pas grandi comme des exclus. "  Je n'ai pas les moyens d'offrir à mes gosses les vacances et les loisirs qu'ils ont eus à la Fonda  ", constate un éducateur. Le foyer de Treignac leur a donné la possibilité de vivre une adolescence correcte et d'en partir avec un brevet professionnel.

Le mystérieux oncle parisien

Au fur et à mesure de son séjour à la Fondation, Saïd change. Celui qui faisait sa prière discrètement dans sa chambre ("  il pratiquait son truc dans son coin, on le laissait tranquille  ", raconte Laurent), devient plus démonstratif. Saïd est un têtu qui veut avoir raison sur tout, sur un film, un joueur de foot ou la manière de ficeler la viande. Peu à peu, la religion entre dans ses conversations. Il se chamaille sur la pratique avec des copains, se flatte de respecter les cinq piliers de l'islam. Il s'installe ostensiblement dans un coin avec son walkman pour attirer les questions. A qui lui demande ce qu'il écoute, il répond "  les versets du Coran  ", d'un air important. "  Au début, constate un éducateur, on ne savait pas si Saïd faisait sa prière ou pas. A la fin, on ne pouvait pas l'ignorer, il en parlait tout le temps.  "

Chérif aussi change. Il ne supporte pas d'être contrarié, devient autoritaire, agressif, joue un rôle de leader, se vit en grand footballeur incompris. Il a bien travaillé au collège, mais décroche au lycée, pendant sa première année de sport-études. On lui conseille de redoubler, il préfère tout arrêter. Saïd, qui surveille son frère comme le lait sur le feu, est furieux. "  Chérif vit dans l'illusion  ", note l'équipe éducative.

Un mystérieux oncle parisien semble exercer une influence grandissante sur les frères aînés  : Mohamed, le frère de leur mère, le seul parent qu'il leur reste. L'oncle obtient l'autorisation de pouvoir accueillir chez lui, à Paris, ses neveux et nièces pendant les week-ends et les vacances scolaires. A partir de 1999, Chérif demande souvent à se rendre chez cet oncle avec Saïd, qui, lui, est déjà majeur, et l'équipe éducative s'interroge sur l'effet de ces visites en constatant le "  changement d'attitude surprenante  " de Chérif. Celui-ci, au prétexte d'aller voir sa petite sœur en Normandie, fugue quelques jours à Paris. En rentrant, il dit aux éducateurs avoir été frappé par son oncle et ne plus vouloir y retourner. Aïcha se rend aussi chez lui. Un dimanche, elle n'est pas au rendez-vous gare d'Austerlitz pour revenir en Corrèze. Elle est déclarée "  en fugue  " et revient seule, le jeudi, l'air triste et amaigrie. "  J'étais chez mon oncle  ", explique-t-elle à un éducateur sans en dire plus. Ses amies de l'époque ont prétendu que l'oncle voulait la marier.

L'Aide sociale à l'enfance est informée. En  1999, le juge convoque les quatre enfants et leur oncle Mohamed, qui vient à l'audience en djellaba blanche. Au terme du jugement, l'oncle se voit retirer le droit de visite. Mais un an plus tard, les deux aînés quittent la Fondation. Saïd a demandé une prolongation pour terminer l'école hôtelière et y rester jusqu'à ses 20  ans, mais Chérif ne veut pas s'éterniser. A l'aube de sa majorité, en novembre  2000, cinq mois après Saïd, il s'en va. Le petit Chabanne est envoyé dans la famille d'accueil de la jeune sœur, en Normandie. Aïcha reste à la Fondation. Saïd et Chérif s'installent à Paris chez l'oncle Mohamed, dans le 19e  arrondissement.

"  Ils font pas de conneries, au moins  ?  "

"  On n'est pas bons sur la transition, analyse un éducateur. Les enfants sont relativement cocoonés au centre, et puis quand ils s'en vont, tout s'arrête. S'ils ne trouvent pas immédiatement un boulot, ils n'ont plus de quoi manger de la viande tous les jours, ni s'acheter leur survêtement Lacoste. L'ASE leur donne l'adresse d'une assistante sociale, dépanne de quelques jours d'hôtel et après, ciao. Pas de passage de témoin, pas d'adulte référent pour installer une confiance.  " Après leur départ de la Fondation, des jeunes continuent à appeler ou à passer. Saïd et Chérif n'ont plus jamais donné de nouvelles.

Aïcha, de son côté, fréquente Maxime, un garçon de Treignac, brun aux yeux bleu, très réservé, qui n'osait pas s'approcher du foyer du temps où Saïd et Chérif étaient encore là  : ils ne supportaient pas que leur sœur sorte avec un "  Français  ". Eux-mêmes fréquentent des Françaises mais leurs règles à eux ne valent pas pour une femme. Aïcha, une jeune fille aussi volontaire qu'elle est petite et menue, porte des minijupes et n'est pas du tout religieuse. Elle leur tient tête et leur répète  : "  C'est ma vie, je fais ce que je veux.  "

En préparant son CAP de cuisine, Aïcha travaille comme serveuse à l'Hôtel du Lac que possède la mère de Maxime dans le village. Ses frères aînés sont partis. Un éducateur l'interroge  : "  T'as des nouvelles de tes frangins  ?  " Aïcha  : "  Non, on s'est disputés, on se parle plus.  "Lui  : "  Ils font pas des conneries au moins  ? Ils taffent  ?  " Elle  : "  Ben justement, je sais pas trop.  " Elle ajoute cette phrase sibylline  : "  Notre oncle a une mauvaise influence sur mes frères.  " Elle part ensuite s'installer avec Maxime aux Sables-d'Olonne (Vendée), "  en partie pour échapper à ses frères  ", nous dit Brigitte, la mère de Maxime. Ils se quittent au bout d'un an. D'après ceux qui la fréquentaient en Corrèze, elle aurait été récupérée de force par ses frères, obligée de porter le voile et de se marier religieusement avec un beau-frère de Chérif.

Laurent retrouve Saïd à Paris en  2001. Ils marchent une journée dans les rues du 19e  arrondissement. "  Il avait trouvé du travail, il était cuisinier dans un resto, il était cool, ça roulait bien, il cartonnait. Moi, ça partait mal, je volais des bagnoles et des portables, Saïd non. Il était bien dans ses baskets. J'étais vraiment content pour lui. C'est la seule fois qu'on s'est revus.  "

Les frères Kouachi habitent chez Mohamed puis se font héberger par une certaine Albertine, toujours dans le 19e. Pendant plusieurs années, ils vivent de petits boulots et de divers trafics. En  2004, Chérif est filmé pour un reportage de l'émission de France  3 "  Pièces à conviction  ". On le voit en survêtement au milieu d'une bande, micro à la main, déclamant du rap. C'est l'époque où Saïd commence la reprise en main de son petit frère pour mettre fin à ses "  déviances de mécréant  ". Il l'emmène à la mosquée Adda'Wa, un vaste hangar situé dans leur quartier, rue de Tanger, où un petit prédicateur, Farid Benyettou, rassemble des fidèles après la prière. Il est à la tête de la filière des Buttes-Chaumont qui envoie des recrues faire le djihad pour la branche irakienne d'Al-Qaida en Irak, entre 2004 et 2006. Les images de la prison américaine d'Abou Ghraib ont bien préparé les esprits. Chérif est interpellé la veille de son départ en Irak et fait dix-huit mois de préventive à Fleury-Mérogis.

La dérive terroriste

Laurent a perdu la trace de son ami Saïd. En essayant de le retrouver sur Internet, il tombe sur le nom de Chérif mêlé "  à une histoire de djihadistes  ". C'est en  2008, au moment du procès de la filière des Buttes-Chaumont. "  J'ai même pas cliqué sur le lien, dit Laurent. J'étais sûr que ce n'était pas le Chérif que je connaissais. Ça pouvait pas être lui, c'était pas possible.  "

Chérif, en effet, n'est plus le même. Pendant son séjour en prison, il a tissé des liens avec un maître du terrorisme islamiste, Djamel Beghal, moudjahid franco-algérien formé aux armes et aux explosifs en Afghanistan et au Pakistan. Il a également rencontré là un jeunot inconnu, Amedy Coulibaly. En  2010, tous deux rendent visite à Beghal, assigné à résidence dans le Cantal. Chérif est placé sous contrôle judiciaire, soupçonné d'avoir participé à un projet d'évasion de Smaïn Aït Ali Belkacem, figure de l'islam radical. En  2011, Saïd part "  en voyage  " au Yémen où Chérif le rejoint trois semaines, entre deux contrôles judiciaires. En  2014, les deux frères sont mis sur écoute pour un trafic de contrefaçons de vêtements de sport. Aucune conversation en lien avec le terrorisme islamique. Les écoutes sont interrompues en juin… sept mois avant l'attentat de Charlie Hebdo"  J'ai été envoyé par Al-Qaida du Yémen  ", prend soin de dire Chérif à BFM-TV, avant de mourir avec Saïd sous les balles des forces d'intervention.

C'est tout. L'histoire de deux orphelins qui n'ont pas admis celle de leurs parents algériens. Une recherche de sens et de reconnaissance, la rencontre de cerveaux malades et puissants qui leur y ont fait croire. Deux jeunes Français ordinaires qui ne savaient simplement pas quoi faire de leur vie.

Marion Van Renterghem

© Le Monde


jeudi 5 février 2015

François Hollande estime inutiles les statistiques ethniques Par Maryline Baumard, Le Monde le 5 février 2015

Alors que Manuel Valls a relancé le terme d'« apartheid », le chef de l'Etat juge inopportun de rouvrir le dossier des statistiques ethniques pour lutter plus efficacement contre les discriminations.

French President Francois Hollande answers questions during a press conference, on February 5, 2015 at the Elysee palace in Paris.  AFP PHOTO / POOL / PHILIPPE WOJAZER

French President Francois Hollande answers questions during a press conference, on February 5, 2015 at the Elysee palace in Paris. AFP PHOTO / POOL / PHILIPPE WOJAZER | PHILIPPE WOJAZER / AFP

Deux phrases du chef de l'Etat suffiront-elles à refermer vingt ans de débat ? Jeudi 5 février, lors de la 5e conférence de presse de son mandat, François Hollande a rejeté l'idée de « statistiques ethniques », jugeant que ce débat « n'apporterait rien »« La France aime bien les débats qui ne servent à rien », a-t-il ajouté. Nous pouvons regarder ce qui se passe par rapport à des lieux de vie. Pas besoin de faire statistiques ethniques. Regardez où vivent un certain nombre de nos compatriotes et vous verrez les problèmes de chômage, de scolarité, de réussite, voire même la capacité à créer une entreprise. »

Ce sujet revient pourtant en boomerang dans le débat politique après l'emploi du terme « apartheid » par le premier ministre, Manuel Valls, le 20 janvier. S'il existe une discrimination de fait, le débat sur la nature des outils statistiques à la disposition des politiques redevient légitime ; et si l'on veut lutter contre, plus encore. « Cela veut dire en préalable une chose : accepter l'idée des statistiques ethniques », rappelait le 28 janvier le député (UMP, Marne) Benoist Apparu. « Si vous voulez faire une politique de peuplement, vous êtes obligés d'avoir une base scientifique (…). Le débat mérite d'être ouvert, d'être posé. »

Lire aussi : Manuel Valls, l'apartheid et les banlieues

C'est aussi ce qu'estime la sénatrice Esther Benbassa (EELV, Val-de-Marne), coauteur avec Jean-René Lecerf (UMP, Nord), d'un rapport d'information qui plaide pour l'autorisation de statistiques ethniques en France. « L'attitude du chef de l'Etat se comprend facilement. En refermant ce dossier, il évite de faire accepter aux élites de ce pays l'idée qu'elles doivent partager les postes. L'utilisation des statistiques ethniques n'a pas tout résolu aux Etats-Unis, je le concède. Mais cela a quand même permis de dégager une élite noire !, insiste la sénatrice. Chez nous, on en est loin ! Arrêtons de nous voiler la faceet donnons-nous les outils les plus efficaces pour pouvoir lutter contre de façon ciblée. »

Origines géographiques

En France, les statistiques ethniques sont interdites par la loi du 6 janvier 1978. Le texte précise qu'« il est interdit de traiter des données à caractère personnel qui font apparaître, directement ou indirectement, les origines raciales ou ethniques, les options philosophiques, politiques ou religieuses, ou l'appartenance syndicale des personnes, ou qui sont relatives à la santé ou à la vie sexuelle de celles-ci ».

Des exceptions existent pourtant, autorisées par la Commission nationale informatique et liberté. L'Insee et l'Institut national d'études démographiques (INED) ont obtenu de tenir compte des origines géographiques dans leur grande étude réalisée en 2009 Trajectoires et origine géographique (TeO). D'autres études aussi bénéficient de dérogations à ce principe, de façon plus ponctuelle, mais parfois, particulièrement efficace. Ainsi, en 2008, l'enquête de Fabien Jobard et René Lévy du CNRS qui avait montré la réalité des contrôles au faciès, a permis de transformer en vérité scientifique ce qui restait pour certain de l'ordre du… fantasme.

Au départ, le débat entre partisans et opposants aux statistiques ethniques – commencé au siècle dernier – oppose deux écoles. Hervé Le Bras de l'Ehess incarne le camp des adversaires, avec face à lui, la démographe Michèle Tribalat de l'INED. Nous sommes en 1998.

Le sujet rebondit en 2007. Nicolas Sarkozy, qui veut une discrimination positive « à la française », nomme Yazid Sabeg commissaire à la diversité et à l'égalité des chances. Ce dernier met en place un comité pour la mesure et l'évaluation de la diversité et des discriminations.

« Risque d'une société "racisée" »

Rapidement, le débat se focalise sur ce sujet des statistiques ethniques. Face à ce comité, à la tête duquel se trouve le démographe François Héran, directeur de l'Institut national des études démographiques, se crée un contre-comité de 22 chercheurs qui publient alors Le Retour de la raceCette bataille frontale doublée de la tentative avortée de Brice Hortefeux, alors ministre de l'intérieur, de mettre en place Edvige, un fichier de police consignant notamment la couleur de peau, tue le débat en illustrant les risques d'un fichage ethnique.

LA FRANCE EST AINSI FAITE QU'ON PEUT Y ÊTRE VICTIME D'UNE DISCRIMINATION LIÉE À SON ORIGINE MAIS QUE CELLE-CI NE PEUT PAS ÊTRE MESURÉE

Dans son rapport remis en 2010, François Héran reste donc très nuancé. Il constate que les enquêtes anonymes sur le pays de naissance menées par l'Insee, l'intégration du « ressenti d'appartenance » et l'usage autorisé des patronymes, suffisent. Et il est vrai que dans les pratiques, des choses sont possibles. Ainsi, l'enquête TeO appréhende dans quelle mesure les origines migratoires modifient les chances d'accès aux places les plus en vue dans la société. Mais elle n'a pas le droit de s'intéresser à la couleur de peau des 21 000 personnes interrogées.

La France est ainsi faite qu'on peut y être victime d'une discrimination liée à son origine mais que celle-ci ne peut pas être mesurée. Pour le MRAP, « il y aurait le risque d' une société "racisée" ». Si on se relance dans ce débat aujourd'hui, a prévenu le chef de l'Etat le 5 février, alors « il y aura les pour, les contre, ceux qui diront : c'est de la discrimination puisqu'on va mettre des personnes sur des listes, qui auront des droits que les autres n'auront pas ».

Mais si ce débat ressurgissait, nul doute qu'il serait aussi passionné qu'hier. Pourtant, il y a aujourd'hui des éléments supplémentaires. « Vous avez aujourd'hui des quartiers avec 100 % de logement social (…), ce qui favorise la constitution de ghettos et dans le 16earrondissement de Paris, quand vous avez 100 % de blancs CSP +, ce n'est pas non plus ça la mixité. Ca doit marcher dans les deux sens », dit M. Apparu.


François Hollande estime inutiles les statistiques ethniques Par Maryline Baumard, Le Monde, le 5 février 2015 à 21h02


Alors que Manuel Valls a relancé le terme d'« apartheid », le chef de l'Etat juge inopportun de rouvrir le dossier des statistiques ethniques pour lutter plus efficacement contre les discriminations.

French President Francois Hollande answers questions during a press conference, on February 5, 2015 at the Elysee palace in Paris.  AFP PHOTO / POOL / PHILIPPE WOJAZER

French President Francois Hollande answers questions during a press conference, on February 5, 2015 at the Elysee palace in Paris. AFP PHOTO / POOL / PHILIPPE WOJAZER | PHILIPPE WOJAZER / AFP

Deux phrases du chef de l'Etat suffiront-elles à refermer vingt ans de débat ? Jeudi 5 février, lors de la 5e conférence de presse de son mandat, François Hollande a rejeté l'idée de « statistiques ethniques », jugeant que ce débat « n'apporterait rien »« La France aime bien les débats qui ne servent à rien », a-t-il ajouté. Nous pouvons regarder ce qui se passe par rapport à des lieux de vie. Pas besoin de faire statistiques ethniques. Regardez où vivent un certain nombre de nos compatriotes et vous verrez les problèmes de chômage, de scolarité, de réussite, voire même la capacité à créer une entreprise. »

Ce sujet revient pourtant en boomerang dans le débat politique après l'emploi du terme « apartheid » par le premier ministre, Manuel Valls, le 20 janvier. S'il existe une discrimination de fait, le débat sur la nature des outils statistiques à la disposition des politiques redevient légitime ; et si l'on veut lutter contre, plus encore. « Cela veut dire en préalable une chose : accepter l'idée des statistiques ethniques », rappelait le 28 janvier le député (UMP, Marne) Benoist Apparu. « Si vous voulez faire une politique de peuplement, vous êtes obligés d'avoir une base scientifique (…). Le débat mérite d'être ouvert, d'être posé. »

Lire aussi : Manuel Valls, l'apartheid et les banlieues

C'est aussi ce qu'estime la sénatrice Esther Benbassa (EELV, Val-de-Marne), coauteur avec Jean-René Lecerf (UMP, Nord), d'un rapport d'information qui plaide pour l'autorisation de statistiques ethniques en France. « L'attitude du chef de l'Etat se comprend facilement. En refermant ce dossier, il évite de faire accepter aux élites de ce pays l'idée qu'elles doivent partager les postes. L'utilisation des statistiques ethniques n'a pas tout résolu aux Etats-Unis, je le concède. Mais cela a quand même permis de dégager une élite noire !, insiste la sénatrice. Chez nous, on en est loin ! Arrêtons de nous voiler la faceet donnons-nous les outils les plus efficaces pour pouvoir lutter contre de façon ciblée. »

Origines géographiques

En France, les statistiques ethniques sont interdites par la loi du 6 janvier 1978. Le texte précise qu'« il est interdit de traiter des données à caractère personnel qui font apparaître, directement ou indirectement, les origines raciales ou ethniques, les options philosophiques, politiques ou religieuses, ou l'appartenance syndicale des personnes, ou qui sont relatives à la santé ou à la vie sexuelle de celles-ci ».

Des exceptions existent pourtant, autorisées par la Commission nationale informatique et liberté. L'Insee et l'Institut national d'études démographiques (INED) ont obtenu de tenir compte des origines géographiques dans leur grande étude réalisée en 2009 Trajectoires et origine géographique (TeO). D'autres études aussi bénéficient de dérogations à ce principe, de façon plus ponctuelle, mais parfois, particulièrement efficace. Ainsi, en 2008, l'enquête de Fabien Jobard et René Lévy du CNRS qui avait montré la réalité des contrôles au faciès, a permis de transformer en vérité scientifique ce qui restait pour certain de l'ordre du… fantasme.

Au départ, le débat entre partisans et opposants aux statistiques ethniques – commencé au siècle dernier – oppose deux écoles. Hervé Le Bras de l'Ehess incarne le camp des adversaires, avec face à lui, la démographe Michèle Tribalat de l'INED. Nous sommes en 1998.

Le sujet rebondit en 2007. Nicolas Sarkozy, qui veut une discrimination positive « à la française », nomme Yazid Sabeg commissaire à la diversité et à l'égalité des chances. Ce dernier met en place un comité pour la mesure et l'évaluation de la diversité et des discriminations.

« Risque d'une société "racisée" »

Rapidement, le débat se focalise sur ce sujet des statistiques ethniques. Face à ce comité, à la tête duquel se trouve le démographe François Héran, directeur de l'Institut national des études démographiques, se crée un contre-comité de 22 chercheurs qui publient alors Le Retour de la raceCette bataille frontale doublée de la tentative avortée de Brice Hortefeux, alors ministre de l'intérieur, de mettre en place Edvige, un fichier de police consignant notamment la couleur de peau, tue le débat en illustrant les risques d'un fichage ethnique.

LA FRANCE EST AINSI FAITE QU'ON PEUT Y ÊTRE VICTIME D'UNE DISCRIMINATION LIÉE À SON ORIGINE MAIS QUE CELLE-CI NE PEUT PAS ÊTRE MESURÉE

Dans son rapport remis en 2010, François Héran reste donc très nuancé. Il constate que les enquêtes anonymes sur le pays de naissance menées par l'Insee, l'intégration du « ressenti d'appartenance » et l'usage autorisé des patronymes, suffisent. Et il est vrai que dans les pratiques, des choses sont possibles. Ainsi, l'enquête TeO appréhende dans quelle mesure les origines migratoires modifient les chances d'accès aux places les plus en vue dans la société. Mais elle n'a pas le droit de s'intéresser à la couleur de peau des 21 000 personnes interrogées.

La France est ainsi faite qu'on peut y être victime d'une discrimination liée à son origine mais que celle-ci ne peut pas être mesurée. Pour le MRAP, « il y aurait le risque d' une société "racisée" ». Si on se relance dans ce débat aujourd'hui, a prévenu le chef de l'Etat le 5 février, alors « il y aura les pour, les contre, ceux qui diront : c'est de la discrimination puisqu'on va mettre des personnes sur des listes, qui auront des droits que les autres n'auront pas ».

Mais si ce débat ressurgissait, nul doute qu'il serait aussi passionné qu'hier. Pourtant, il y a aujourd'hui des éléments supplémentaires. « Vous avez aujourd'hui des quartiers avec 100 % de logement social (…), ce qui favorise la constitution de ghettos et dans le 16earrondissement de Paris, quand vous avez 100 % de blancs CSP +, ce n'est pas non plus ça la mixité. Ca doit marcher dans les deux sens », dit M. Apparu.

Le 5 février 2015 à 21h02

Maryline Baumard

Le Coran, voix divine, voies humaines LE MONDE CULTURE ET IDEES | 05.02.2015 Par Sophie Gherardi et Faker Korchane


Un mot de trois syllabes peut contenir tout un monde de malentendus. Al Qur'an, Alcoran en français jusqu'au XVIIIsiècle et désormais le Coran est de ces mots-là. On peut platement rappeler qu'il s'agit du livre sacré de l'islam, que son titre signifie en arabe « la récitation », qu'il contient la révélation reçue par le prophète Mahomet (Muhammad, Mohammad ou Mohammed, selon les transcriptions) entre l'an 610 et sa mort en 632, et qu'il a été couché par écrit une vingtaine d'années plus tard.

image: http://s2.lemde.fr/image/2015/02/05/534x0/4570523_6_ea5e_un-fidele-lit-le-coran-a-la-mosquee-al-fath_fe6402d21c0ccd55ae4a22b6c3a5f77e.jpg

Ce serait passer à côté de la puissance de ce simple mot, le Coran, qui produit un effet diamétralement opposé selon qu'on est musulman ou non-musulman. Aux yeux et aux oreilles d'un croyant musulman, le Coran évoque immédiatement le beau, le bien, le vrai, le doux. Lu, récité, chanté, psalmodié, le Coran émerveille, le Coran apaise, le Coran élève. Un Dieu compatissant et matriciel (Allah le clément, le miséricordieux, al-Rahmanal-Rahim, ce dernier mot signifiant aussi « utérus »), un Prophète parfait, un Livre de nature sacrée, telle est la symbolique qui relie l'ensemble des croyants, l'Oumma. Une expression traditionnelle résume tous ces bienfaits : « Coran divin, Livre révélé, Manuscrit noble, Paroles antiques ». Un milliard six cent millions de musulmans dans le monde, même différents, même divisés, adhèrent à cette définition que le philosophe Malek Chebel, auteur d'une traduction du Coran et d'un Dictionnaire encyclopédique du Coran (Fayard, 2009), explicite ainsi : « Si aux yeux des chrétiens le Verbe divin s'incarne dans Jésus, en islam il se manifeste dans le Coran, conçu comme un "dépôt sacré" qui a les caractéristiques de son Créateur, c'est-à-dire l'amplitude, la beauté la majesté. »

Peur, attirance ou simple curiosité, les grands attentats islamistes, à New York, Londres, Madrid ou Paris ont été suivis d'une ruée dans les librairies, où les exemplaires du Coran s'arrachent

Quel contraste avec ce qu'évoque le Coran chez la plupart des non-musulmans ! Toute une palette d'émotions négatives – la méfiance, l'incompréhension, le sarcasme, le mépris, la peur – se déploie sous un vaste manteau d'ignorance. Ce rejet a une actualité, indexée sur les actions terroristes commises au nom de l'islam, justifiées au nom du Coran, et ce bien avant les attentats du 11 septembre 2001 aux Etats-Unis et ceux des 7, 8 et 9 janvier à Paris. Mais ce rejet a surtout une histoire. La conquête arabo-musulmane d'immenses territoires au Moyen-Orient, en Afrique, en Asie et en Europe a défini pendant de longs siècles la frontière entre « nous » et « eux ». Dans cette représentation encore très ancrée (son exact symétrique existe côté musulman), les croisades, la Reconquista espagnole, l'endiguement des Turcs ottomans aux batailles de Lépante (1571) et de Vienne (1683) forment un grand feuilleton historique où l'Occident chrétien « gagne à la fin » mais déplore pour toujours la « perte » de Byzance-Constantinople, devenue Istanbul en 1453.

Conséquence de cet affrontement séculaire entre la chrétienté et l'islam, l'Alcoran a été considéré jusqu'au XVIIsiècle comme un texte hérétique qui ne méritait pas d'être étudié ni même réfuté. Juste ridiculisé et anathématisé. Approximations, fantasmes orientalisants et peur du musulman cruel ont nourri les imaginaires jusqu'à nos jours. Pourtant, le livre sacré de l'islam fascine – plus de 3 000 traductions dans toutes les langues de la terre se sont sédimentées depuis quatre siècles. Peur, attirance ou simple curiosité, les grands attentats islamistes, à New York, Londres, Madrid ou Paris ont été suivis d'une ruée dans les librairies, où les exemplaires du Coran s'arrachent.

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Qu'est-ce au juste que cet objet ? Le Coran est un livre qui se compose de 114 chapitres appelés « sourates », elles-mêmes subdivisées en 6 236 versets. Selon la tradition islamique, l'ange Gabriel a transmis les versets au prophète Mahomet, tels quels, déjà formulés, lui n'a fait que les réciter. Ses compagnons, à leur tour, les apprenaient par cœur et les répercutaient. Cet imposant corpus oral, reçu à La Mecque puis à Médine, où le prophète avait dû s'exiler, a été transcrit, classé et mis en forme sous Othman, l'un des premiers califes. Ces « successeurs » qui ont connu le prophète sont au nombre de quatre : Abou Bakr, Omar, Othman et Ali(ce dernier, gendre de Mahomet, est spécialement révéré par les chiites).

En moins de trente ans, au milieu des luttes de pouvoir, se fixe le texte sacré de l'islam tel qu'il nous est parvenu, appelé « vulgate othmanienne ».

La plupart des musulmans ne connaissent du Coran que les « petites sourates » de la fin et, bien sûr, la toute première, « la Fatiha » (« l'ouverture », la « mère du Coran »). Ils les apprennent à l'école ou à la mosquée. Elles sont le support des cinq prières quotidiennes, à l'aube, au zénith, l'après-midi, au crépuscule et le soir.

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« La Fatiha » figure dans chaque prière mais, même pour les non-pratiquants, elle rythme les moments importants de la vie (circoncision, mariage, décès). Les noms des sourates sont poétiques et évocateurs : la sourate II, dite « la Génisse » (ou « la Vache »), est la plus longue du Coran (les sourates sont classées des plus longues aux plus courtes) ; « la Caverne » (XVIII) est la médiane, celle qui sépare le Livre en deux moitiés égales ; « l'Unité de Dieu », l'antépénultième sourate, qui compte seulement quatre versets, est en quelque sorte le credo en un Dieu unique et indivisible ; les deux dernières, « l'Aube » et « les Hommes », sont les sourates dites « de protection » : quand on a peur, ou avant de dormir, on prononce ces versets : « Je cherche refuge dans le Seigneur de l'aube », ou « Je cherche refuge dans le Seigneur des hommes ». La rythmique de la récitation, parfois lente et langoureuse, parfois rapide et percutante, les répétitions si chères aux langues sémitiques, la puissance des mots et des images, c'est cela que les musulmans ressentent quand ils pensent au Coran.

Même dans les discussions les plus quotidiennes, en famille ou au travail, le texte coranique est convoqué à l'appui de l'argumentation – sous réserve de ne pas le banaliser : chaque citation est obligatoirement introduite par « au nom de Dieu, le clément, le miséricordieux » (la basmala) et conclue par « la vérité vient de Dieu ». En 2011, les jeunes révolutionnaires des « printemps arabes » se sont emparés de la sourate XIII, verset 11, qui dit : « Dieu ne modifie rien en un peuple avant que celui-ci ne change ce qui est en lui ».

La religion du Coran ne rompt pas avec celles qui précédent, le judaïsme et le christianisme, elle veut en être le parachèvement

Le non-initié qui se lance dans la lecture du Coran, lui, risque d'être surpris. Il ne s'agit pas d'un récit linéaire ou chronologique. La pure louange, les préceptes moraux, les épisodes édifiants, les imprécations, les rappels historiques s'entremêlent. La religion du Coran ne rompt pas avec celles qui précédent, le judaïsme et le christianisme, elle veut en être le parachèvement. De nombreuses sourates reprennent les récits et les personnages de la Bible (Adam, Noé, Abraham, Moïse) et du Nouveau Testament (Jésus, considéré comme un prophète, Jean-Baptiste et surtout Marie).

Il importe de savoir que le Coran n'est pas la seule source de la pensée islamique. Les musulmans peuvent aussi se référer aux hadiths, les « dits » du prophète, qui doivent être « authentifiés par la "chaîne de transmission", une traçabilité permettant en principe de remonter jusqu'à Mahomet lui-même ». Il y en a des milliers, certains étant admis par toutes les branches de l'islam, d'autres seulement par certaines.


Actualité sanglante

Voilà pour la structure de ce texte religieux. Mais le Coran, qui s'est si souvent trouvé depuis vingt ans au centre d'une actualité sanglante, est aussi l'objet d'un grand mystère. Car après tout, aucun livre sacré n'est aujourd'hui aussi souvent invoqué à l'appui de la violence ou de l'oppression. Au point qu'il est légitime de se demander ce qui, dans ses versets ou dans son statut même, peut prêter à une telle instrumentalisation politique et religieuse.

La première réponse relève du contenu même du Coran, où alternent l'explicite et l'ambigu. Au lecteur néophyte (un conseil : commencer par la fin, c'est plus facile), le Livre peut sembler touffu, décousu, répétitif et surtout contradictoire. L'un des versets les plus cités dit : « Point de violence en matière de religion ! La vérité se distingue assez de l'erreur » (sourate II, verset 256). Mais à la sourate IX, au verset 5, connu comme le « verset du sabre », il est dit : « Tuez les polythéistes partout où vous les trouverez, capturez-les, assiégez-les, dressez-leur des embuscades. » Et juste après, au verset 6 : « Si un polythéiste cherche asile auprès de toi, accueille-le pour lui permettre d'entendre la parole de Dieu. Fais-le ensuite parvenir dans son lieu sûr, car ce sont des gens qui ne savent pas. » Assez pour y perdre son latin ou alors, au contraire, pour mettre ce texte au service d'une cause, en le tirant dans un sens ou dans l'autre. Jacques Berque (1910-1995), à propos de la sourate XXIV, « la Lumière », note que les versets 2 et 3 sur le châtiment des adultères (cent coups de fouet) sont suivis d'une vingtaine de versets rappelant la miséricorde divine. Or, constate l'islamologue, les docteurs de la loi ont écarté la mansuétude et alourdi la peine, commuée en lapidation.


L'interprétation est une véritable passion dans l'islam

Peu claire aussi la prétendue obligation islamique du port du voile. Elle repose sur le verset 31 de cette même sourate XXIV : « Dis aux croyantes de baisser leur regard, d'être chastes, de ne montrer que l'extérieur de leurs atours, de rabattre leur voile sur leur poitrine. » Observons cependant que le Coran lui-même offre une ligne de conduite au lecteur désorienté : celui-ci doit s'en tenir à ce qui est clair. Le verset 7 de la sourate III dit ainsi : « C'est Lui qui t'a envoyé le Livre. On y trouve des versets explicites qui sont la mère du Livre, et d'autres ambigus. Ceux dont les cœurs sont enclins à l'erreur s'attachent à ce qui est ambigu car ils recherchent la discorde et sont avides d'interprétations. »

L'interprétation, à vrai dire, est une véritable passion dans l'islam. Youssef Seddik, érudit aux talents multiples qui a réalisé en 2001 pour Arte un Mahomet en cinq épisodes, donne l'explication suivante : « Le Coran a aboli toute interprétation imposée par une Eglise. En islam, chacun peut interpréter selon ses moyens, même le plus simple des croyants. Seule compte l'intention. » Mais, dans l'histoire, cette prolixité interprétative a eu, et a encore, de lourdes conséquences.

« Se référer à la parole de Dieu à tout bout de champ freine le développement des sociétés musulmanes » 
Abdelmajid Charfi, réformateur tunisien

L'autre grande source de tensions tient dans les divergences sur la nature du texte. Comment lire le Coran et quel statut lui donner ? Le débat d'idées a eu son âge d'or dans l'islam entre le VIIIe et le XIsiècle. Le calife Al-Mamoun, au début du IXe siècle, est resté célèbre pour les joutes oratoires qu'il organisait à sa cour de Bagdad entre des théologiens sunnites, chiites, juifs, chrétiens, zoroastriens… Il est aussi célèbre pour avoir imposé aux oulémas de son temps l'idée du Coran créé, et non incréé. Théologiquement, la différence est immense. Créé par Dieu, comme le ciel ou la terre, le Coran peut être contextualisé, interprété, soumis à l'examen critique de la raison – et aujourd'hui des sciences ; un point de vue défendu inlassablement par le regretté Abdelwahab Meddeb, écrivain et poète disparu en novembre 2014. Incréé, le Coran est en revanche intouchable, sacré à la lettre près et non interprétable. Un texte d'ordre divin que nul ne peut remettre en question.

Or la tradition sunnite, majoritaire, considère que le Coran est incréé, qu'il est la parole de Dieu matérialisée. A ceci près que l'ambiguïté du texte impose malgré tout certaines interprétations. Pour cela, le corpus interprétatif que sont les hadiths a beaucoup été utilisé à des fins politiques, notamment par les plus fondamentalistes des musulmans. Pour le réformateur tunisien Abdelmajid Charfi, le statut du Coran est le problème que doit résoudre l'islam aujourd'hui : « Se référer à la parole de Dieu à tout bout de champ, et dans un sens anthropomorphique inacceptable pour la rationalité moderne, freine le développement des sociétés musulmanes, empêchées d'assumer leurs responsabilités et d'organiser leur vie conformément aux exigences des temps modernes. »De son côté, le grand islamologue français Régis Blachère (1900-1973) juge que, s'il y a un « humanisme musulman », celui-ci procède « du Coran et du Coran seul ».


« Cancer islamiste »

Aujourd'hui, ces questions font couler le sang. Le penseur soudanais Mahmoud Mohamed Taha (1909-1985) a défendu l'idée que les sourates révélées à La Mecque (les plus anciennes) formaient le cœur de la religion musulmane, tandis que les sourates de Médine étaient contingentes, marquées par le contexte et donc vouées à être abrogées par l'effet du temps – l'esclavage pratiqué à l'époque de Mahomet, par exemple. Cette interprétation a valu à l'auteur de The Second Message of Islam (Syracuse University Press, 1996) d'être condamné à mort et exécuté en 1985. La fatwa lancée en 1989 contre l'écrivain d'origine indienne Salman Rushdie après la publication de son roman Les Versets sataniques (Viking Press, 1988) ou les violences extrêmes contre des dessinateurs ayant caricaturé le Prophète s'inscrivent dans la même ligne de terreur : des fondamentalistes s'arrogent le droit de tuer pour une interprétation qu'ils jugent blasphématoire.

Est-ce à dire que la réflexion sur le texte saint de l'islam est à l'arrêt ? Pas du tout. D'un bout à l'autre du monde musulman, les relectures du Coran dans un sens libéral se multiplient au moins aussi vite que les groupes intégristes, « ces hommes barbus et ces femmes tout de noir vêtues qui terrorisent une société tout entière en diffusant la haine », selon les mots d'Abdelwahab Meddeb dans Sortir de la malédiction. L'islam entre civilisation et barbarie (Seuil, 2008)Ce que Meddeb appelle le « cancer islamiste », des hommes et des femmes ont décidé de le combattre.


L'imaginaire tribal de l'Arabie du VIIe siècle

Nées en Malaisie, les Sisters in Islam proposent par exemple une lecture féministe du Coran, aisément justifiable par l'égalité scrupuleuse qu'il établit entre croyants et croyantes sur terre et au paradis : l'égalité commence d'ailleurs entre Adam et Eve, solidaires dans le péché (et pardonnés par Dieu, contrairement à ce que dit la tradition biblique). L'un des défis est de replacer le Coran dans l'histoire de la pensée humaine. Youssef Seddik, dans Nous n'avons jamais lu le Coran (L'Aube, 2013), explore les apports intellectuels et linguistiques de la Grèce sans lesquels on comprend mal le Coran.

L'époque contemporaine est aussi marquée par l'essor d'une islamologie non religieuse. Elle ne va pas de soi car, instinctivement, beaucoup accordent au Coran, comme à la Bible, une valeur sacrée : on ne les examine pas comme n'importe quel texte, « et si Deus non daretur » (« comme si Dieu n'existait pas »)Les nouvelles approches scientifiques du Coran sont néanmoins foisonnantes : archéologiques, épigraphiques, littéraires, psychanalytiques, anthropologiques… Ainsi, l'historienne Jacqueline Chabbi travaille sur l'imaginaire tribal de l'Arabie du VIIsiècle qui imprègne le Coran : le paradis y est une oasis verte, fraîche et ombragée, tandis que les damnés tourmentés par la soif sont soumis à un « feu solaire » perpétuel (Le Seigneur des tribus. L'islam de Mahomet, CNRS Editions, 2013).


Effort spirituel de relecture du Coran

Les chercheurs ne manquent pas de grain à moudre. Un trésor, environ 40 000 pages manuscrites du Coran datant pour beaucoup de l'époque omey­yade, a été découvert en 1972 derrière un mur de la Grande Mosquée de Sanaa, au Yémen. Tout récemment, un codex encore plus ancien, datant des années 20 à 40 de l'hégire (ère musulmane, commencée en 622), a été retrouvé dans les réserves de l'université de Tübingen, en Allemagne, où il dormait depuis 1864. Ce sont des témoignages inestimables de la mise par écrit du Coran à l'aube de l'islam. Un vaste projet européen, le Corpus Coranicum, associe des chercheurs allemands, français et moyen-orientaux dans les recherches les plus nouvelles.

Cependant l'enjeu savant ne saurait se comparer à l'enjeu politique, au sens le plus large, que constitue le « nouvel ijtihad », effort spirituel de relecture du Coran promu par des générations d'intellectuels musulmans depuis le XIXsiècle. L'anthropologue et philosophe Malek Chebel le décrit ainsi : « Nos ancêtres ont cherché à adapter leur univers matériel aux préceptes de l'islam. Il nous incombe, à nous, de le faire pour la réalité d'aujourd'hui. »

Sophie Gherardi, journaliste, a fondé en 2012 le site d'information Fait-religieux.com. 
Faker Korchane est professeur de philosophie et journaliste.

 


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